Résumé : Le foncier haïtien est souvent décrit comme un « labyrinthe » où titres, institutions et pratiques sociales s’imbriquent pour produire une insécurité foncière chronique. Cet article l’analyse « cinq paradoxes » qui structurent ce chaos : (1) la pluralité des sources de titres, (2) l’absence juridique d’une définition de la « ville », (3) la primauté sociale du procès-verbal d’arpentage, (4) l’État à la fois propriétaire suprême et gestionnaire défaillant, et (5) le risque que les réformes institutionnelles aggravent les contradictions existantes.
L’article appuie ses constats sur la littérature académique, rapports d’organismes internationaux et enquêtes de terrain. Il propose, enfin, des pistes de réforme centrées sur la clarification juridique, la sécurisation des archives, la décentralisation technique et la reconnaissance juridique des pratiques locales quand elles contribuent réellement à la paix foncière.
Introduction
Posséder un lopin de terre en Haïti dépasse la simple utilité économique : c’est un ancrage social et identitaire. Pourtant, la propriété foncière y génère fréquemment conflit, précarité et évictions. Ce paradoxe n’est pas l’effet d’un « vide » légal mais d’une sédimentation historique d’instruments juridiques, institutions concurrentes et pratiques informelles.
Comprendre ces dynamiques
exige de penser simultanément droit écrit, pratique sociale et capacité
étatique. Cet article structure l’analyse autour de cinq paradoxes saillants,
en s’appuyant sur études de cas, revues et rapports (Library of Congress, HIRC,
ONACA, USAID/Habitat, PDNA, études académiques).
Méthodologie
L’article
synthétise études qualitatives (rapports d’ONG et d’agences internationales),
analyses juridiques et articles académiques sur le foncier haïtien publiés
entre les années 1990 et 2024. Les sources incluent enquêtes de terrain,
manuels pratiques pour transactions foncières et évaluations post-catastrophe
(ex. PDNA 2010). L’approche est analytique et critique : on confronte le droit
positif et les usages locaux pour dégager mécanismes causaux et effets pervers.
1. Paradoxe I : Six «
propriétaires » pour une seule terre : le labyrinthe des titres.
En théorie, le titre garantit la propriété ; en Haïti, il y a plusieurs sources concurrentes de « preuve » de propriété notaires (actes de vente), arpenteurs (procès-verbaux d’arpentage), le cadastre (ONACA), la Conservation foncière au sein de la DGI, actes sous seing privé et actes judiciaires qui peuvent tous, selon les contextes, être opposables.
Cette pluralité institutionnelle produit des titres « légitimes » contradictoires et rend l’identification du propriétaire effectif incertaine. Les conséquences pratiques sont massives : transactions ralenties, conflits interpersonnels, contrats non exécutés et manque d’accès au crédit.
Éléments
explicatifs :
- Faible coordination
inter-institutions et mandats chevauchants ; ONACA n’a couvert qu’une
fraction du territoire national.
- Documents papier vulnérables
(archives DGI endommagées après le séisme de 2010) et faible numérisation,
accroissant l’incertitude documentaire.
2. Paradoxe II : La « ville »
absente du droit : comment réguler l’urbain sans le définir ?
Le droit haïtien
manque d’une définition juridique opérationnelle de la « ville ». Cette lacune
mine l’aménagement du territoire, la fiscalité locale et l’application
différenciée des règles urbaines et rurales. Sans cadre juridique clair pour
catégoriser un terrain comme « urbain », la planification et la délivrance de
services ainsi que la perception d’impôts restent aléatoires ce qui alimente
l’informalisation et les normes locales de fait. Des textes (décret de 2006)
ont tenté d’avancer des définitions, mais elles restent vagues et insuffisantes
pour orienter la gouvernance foncière.
Conséquence
pratique : une grande
part des aménagements urbains s’effectue en dehors de toute planification
formelle, ce qui rend la sécurisation foncière post-catastrophe (ou en période
de croissance urbaine) particulièrement délicate.
3. Paradoxe III : Le
mètre-ruban fait loi : la force probante du procès-verbal d’arpentage
Dans de nombreuses zones rurales, le procès-verbal d’arpentage acte technique rédigé par un arpenteur et validé par la communauté a acquis une force probante sociale supérieure à l’acte notarié formel. L’arpentage public, réalisé sur le terrain en présence de voisins et témoins, constitue une « publicité foncière » compréhensible par les acteurs locaux, souvent analphabètes ou réticents au coût des formalités notariales.
Cette adaptation
sociale pallie partiellement l’absence d’un cadastre national complet mais
introduit une nouvelle source de titres « de facto » qui complexifie encore
l’ordre juridique.
Implication
: Les
solutions techniques (enregistrer davantage d’arpentages, reconnaître
juridiquement certains procès-verbaux) peuvent réduire les conflits, mais
doivent être intégrées à une réforme plus large de l’enregistrement foncier.
4. Paradoxe IV : L’État :
propriétaire absolu mais gestionnaire absent.
La doctrine et la pratique en Haïti confèrent à l’État une position singulière : son domaine public et privé est souvent présenté comme imprescriptible, ce qui lui confère un statut « au-dessus » des autres propriétaires. Pourtant, l’État apparaît fréquemment comme incapable d’assurer une gestion stable et prévisible de ces terres (attributions provisoires, contrats révocables, réaffectations sans garanties).
Le cas du campus universitaire de Limonade (campus Henri
Christophe), où des terres attribuées et des infrastructures ont fait l’objet
d’appropriations contestées et de dégradations, illustre les tensions entre
propriété d’État et gouvernance effective.
Effet
systémique : la «
possession » coutumière demeure la stratégie la plus sûre pour beaucoup,
renforçant l’informalité et sapant la confiance dans l’État de droit foncier.
5. Paradoxe V : La réforme
impossible : quand les institutions aggravent le problème.
Depuis les
années 1980, diverses institutions (ONACA, INARA, commissions ad hoc) ont été
créées pour corriger les défaillances foncières. Toutefois, faute de moyens, de
définition claire de mandats et d’un travail d’harmonisation juridique, ces
organismes ont souvent institutionnalisé le chevauchement et la concurrence
plutôt que l’ordre. ONACA, par exemple, n’a cadastrée qu’une faible part du
territoire national ; INARA a souffert d’un pilotage politique et de ressources
limitées. La multiplication d’organismes sans abrogation ni clarification des
prérogatives a créé de nouveaux « points de friction » administratifs.
Conséquence
: les
interventions techniques (création d’agences, projets de cartographie) sans
réforme normative profonde ne résolvent pas la superposition des droits et
peuvent produire des effets pervers.
Synthèse des mécanismes en jeu.
Les cinq paradoxes identifiés se renforcent mutuellement : la pluralité des titres alimente la méfiance envers l’enregistrement formel ; l’absence de définition juridique de l’espace urbain rend la planification inopérante ; l’essor des pratiques d’arpentage confère légitimité sociale à des formes informelles ; l’État, en tant que propriétaire mal gérant, fragilise le droit écrit ; et les réformes institutionnelles mal conçues ajoutent des couches de complexité.
Le
diagnostic indique qu’aucune solution technique isolée (scanner d’archives,
numérisation, projet cadastre) ne suffira sans voie parallèle de clarification
juridique et de renforcement de la gouvernance locale.
Recommandations (orientations politiques
et techniques).
- Clarifier le droit foncier et
les compétences réviser les textes pour définir
formellement les catégories d’espace (urbain/rural), les compétences de
l’ONACA, de la DGI/Conservation foncière et du notariat ; abroger les
redondances.
- Sécuriser et numériser les
archives programme prioritaire de récupération,
numérisation et mise en ligne des registres DGI/Conservation foncière,
avec sauvegarde hors-site et accès public limité.
- Reconnaître et encadrer les
pratiques d’arpentage créer une
procédure simplifiée pour transformer certains procès-verbaux d’arpentage
conformes en titres opposables, tout en maintenant des garanties de
publicité et recours.
- Renforcer la gouvernance des
terres d’État établir procédures claires et longues
durées pour les concessions et contrats, avec mécanismes transparents
d’appel et de contrôle citoyen.
- Refonte institutionnelle
coordonnée au
lieu de multiplier d’agences, engager une refonte des mandats, budgets et
outils de coordination (plateformes interinstitutionnelles).
Conclusion
Le désordre
foncier haïtien résulte moins d’un « vide » légal que d’une accumulation de
textes, d’institutions et de pratiques concurrentes qui, cumulées, produisent
l’insécurité. Les solutions doivent être mixtes : juridiques (clarification
normative), techniques (numérisation et cadastre ciblé), institutionnelles
(rationalisation des mandats) et sociales (reconnaissance encadrée des
pratiques locales d’appropriation). Agir sur une seule dimension sans les
autres risques d’induire de nouveaux paradoxes institutionnels.
Bibliographie
Library of Congress — Haiti:
Land Tenure Security. (rapport synthétique sur l’enregistrement foncier et les pratiques
informelles). tile.loc.gov
- Haiti Information Recovery Coalition (HIRC) — Haiti
Land Conflict Country Condition Reports (2017). Haiti Now
- OAS / études sur le foncier —
rapport sur ONACA et la couverture cadastrale nationale. portal.oas.org
- USAID / Habitat for Humanity — A how-to guide
for the legal sale of property in Haiti (manuel pratique, 2012). habitat.org+1
- PDNA (Post-Disaster Needs
Assessment) — Haiti Earthquake PDNA 2010 (impact sur les registres
et recommandations post-catastrophe). gfdrr.org
- Foncier & Développement — The
construction of public policies in Haiti (analyse historique des
politiques foncières). foncier-developpement.fr
- Smucker, G.R. — Land tenure
and adoption of agricultural technology (contributions sur la tenure
et l’agriculture; contexte haïtien). cgspace.cgiar.org
- OpenEdition / Conflits
terriens et réforme agraire (analyse de l’INARA et de la réforme
agraire en Haïti). OpenEdition Journals
- ODI — Avoiding reality:
Land, institutions and humanitarian action (rapport sur défis de la
reconstruction post-catastrophe et foncier). ODI: Think change
- Articles et reportages locaux
sur le Campus Henri Christophe de Limonade (ex. AlterPresse, Le
Nouvelliste) illustrant la gouvernance des terres d’État et les risques
d’entretien des infrastructures. AlterPresse+1

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