Jacmel, première “ville lumière” d’Haïti : une histoire oubliée, mais essentielle à redécouvrir.



L’histoire de l’électrification en Haïti est à bien des égards celle d’un paradoxe : celui d’un pays ayant inauguré dès le XIXe siècle l’usage de l’électricité à l’échelle urbaine, mais qui, au seuil du XXIe siècle, demeure confronté à un accès instable, inégal et précaire à cette ressource essentielle. 

L’électrification de Jacmel, bien que techniquement avant-gardiste, n’a pas résisté à l’absence de volonté politique durable, à la volatilité budgétaire de l’État haïtien 

Jacmel, ville côtière du Sud-Est haïtien, illustre ce paradoxe avec une acuité toute particulière.

Premier centre urbain du pays et l’un des tout premiers dans la Caraïbe  à voir ses rues et bâtiments illuminés par l’électricité dès décembre 1895, Jacmel a été pendant une courte période un symbole éclatant de modernité, une « ville lumière » avant l’heure, bien avant la capitale Port-au-Prince (électrifiée en 1910), et même avant de nombreuses capitales régionales.

À titre de comparaison, La Havane (Cuba) inaugure l’éclairage électrique de son Parque Central en février 1889, Kingston (Jamaïque) voit l’introduction de l’électricité en 1892, tandis que San Juan (Porto Rico) n’accueille sa première usine hydroélectrique qu’en 1915.

En Haïti, c’est à Jacmel, sous l’impulsion visionnaire du député Alcius Charmant et du maire Alcibiade Pommayrac, qu’un contrat est signé dès 1891 avec une entreprise française pour l’implantation d’un système électrique identique à celui de Paris. 

Le site choisi, La Petite Batterie du Fort Bélio, devient alors le berceau de la première centrale électrique haïtienne. 

Ce projet pionnier, soutenu par un décret parlementaire et une subvention publique annuelle de 51 000 USD sur trente ans, positionne Jacmel comme la première ville d’Haïti  et l’une des toutes premières de la région  à bénéficier d’un réseau électrique structuré.

Le réseau mis en service en janvier 1896 comptait plus de 300 abonnés, selon les archives historiques. 

La cathédrale Saint-Jacques et Saint-Philippe fut illuminée dès la messe de Noël 1895, marquant l’entrée de Jacmel dans la modernité. 

Toutefois, ce progrès technique fut rapidement interrompu : l’incendie dévastateur de septembre 1896, suivi du désengagement de l’État haïtien et du rachat controversé des droits de concession par le ministre Calisthène Fouchard, mit brutalement fin à cette première expérience d’électrification.

Comme le soulignait la chercheure Myrtha Gilbert : « Le gouvernement se désengagea en dépit des protestations du nouveau concessionnaire M. Fouchard. 

L’allocation prévue fut annulée malgré le fait que l’usine était en état de fonctionner. »

L’histoire électrique de Jacmel ne s’arrête pas là. Au fil du XXe siècle, la ville voit renaître la lumière avec la centrale hydroélectrique de Gaillard (1923) et plus tard la centrale thermique de la rue Pétion (1977)

Malgré des investissements importants, notamment le projet pilote mené avec Hydro-Québec entre 1998 et 2003, qui permettaient alors un courant disponible 24 heures sur 24, Jacmel retombe progressivement dans l’obscurité. 

En 2007, la ville n'était alimentée qu’à hauteur de 12 heures par jour, parfois moins.

 En 2018, les habitants manifestent, certains sont blessés, dénonçant la promesse non tenue d’électrification continue par le président Jovenel Moïse. 

En 2025, la ville fait toujours face à un déficit énergétique chronique, aggravé par l’augmentation du prix du carburant, la dépréciation de la gourde, et la vétusté des équipements.

Ce portrait dramatique s’inscrit dans un contexte national où, selon une étude de l’Université de Boston, un Haïtien consomme en moyenne seulement 2 % de l’électricité consommée par un Dominicain, ce qui en dit long sur les inégalités structurelles en matière d’accès à l’énergie dans la région caraïbe.

Ce travail historique, scientifique et critique vise donc à reconstituer chronologiquement l’histoire de l’électricité à Jacmel, de sa genèse glorieuse à sa situation actuelle chaotique. 

Il s’inscrit dans une double ambition : d’une part, fournir une source documentaire fiable et complète pour les chercheurs, historiens, urbanistes et planificateurs en développement territorial ; d’autre part, contribuer à la réflexion stratégique sur les voies de sortie de crise énergétique, par une analyse comparative, territoriale et prospective.

 Car comprendre les échecs d’hier est indispensable pour éclairer les chemins de demain.

Les Origines de l’Électrification de Jacmel(1891 – 1897)

A. Contexte économique et social de Jacmel au XIXe siècle

Au XIXe siècle, Jacmel se distingue comme l’un des plus importants centres économiques, portuaires et culturels d’Haïti. 

Voici la maison dans laquelle a logé le local de la première centrale électrique d’Haïti !

Son développement repose essentiellement sur son rôle stratégique dans l’exportation des denrées agricoles, principalement le café et le cacao, produits dans les montagnes environnantes Marbial, La Voûte, Fond-Melon ou encore Bainet. 

Comme le souligne Jean Élie Gilles dans Jacmel et sa contribution à l’histoire d’Haïti (1993), « c’est vers Jacmel que cette brave métropole (Bainet) expédiait son café, son cacao et autres produits agricoles… ».

La prospérité économique de Jacmel est donc intimement liée à son hinterland rural, dont la production agricole affluait vers le port, selon un circuit de redistribution coloniale reconduit sous forme républicaine. 

Ce phénomène fait dire au géographe Christian Girault que « les villes installées sur la côte reprennent leur fonction coloniale avec quelques variantes », car elles n’étaient pas elles-mêmes productrices mais redistributrices de richesse, concentrant les flux de matières premières et les revenus d’exportation.

Ainsi, dès les années 1870, Jacmel devient une plaque tournante du commerce maritime.

Elle reçoit régulièrement des navires transatlantiques, comme le rapporte l'écrivaine Myrtha Gilbert : « Tous les huit jours, un bateau de la Royal Mail britannique entrait au port, venant de Kingston », ce qui fait de Jacmel le seul point d’Haïti touché par cette ligne à cette époque. 

Cette position géostratégique, alliée à une classe marchande active, favorise un dynamisme économique local sans égal dans les autres villes secondaires du pays.

À cette époque, Jacmel connaît également un essor urbain remarquable. 

Le quartier du Portail La Gosseline, par exemple, est décrit comme « un endroit très florissant » où s’activait une classe de spéculateurs, enrichis par le commerce du café.

 « Le café dégringolait des montagnes de la Voûte, de Marbial, de Fond Melon… et on pouvait compter un nombre imposant de bourgeois cossus… ». 

Ces notables urbains, souvent formés en Europe, formaient une bourgeoisie éclairée, financièrement puissante et culturellement aspirante à la modernité. 

Parmi eux figurait Saint Paulin, riche négociant, père d’Alcius Charmant celui qui allait plus tard jouer un rôle central dans l’introduction de l’électricité à Jacmel.

Mais cette élite, qui résidait dans de vastes maisons de style colonial et cosmopolite, vivait en contraste marqué avec la majorité de la population urbaine et rurale, réduite à des conditions de vie précaires. 

Si les navires étrangers déversaient à Jacmel « toutes les provisions alimentaires, tissus et autres produits manufacturés… et repartaient lourds de notre café », il convient de noter que cette prospérité restait largement concentrée entre les mains de quelques familles.

L'infrastructure urbaine, quant à elle, restait rudimentaire : peu de services publics, pas de système moderne de voirie ou de santé, et une séparation nette entre les classes sociales.

Dans ce contexte d’inégalités mais aussi de bouillonnement économique et culturel, la modernité technique devient une aspiration politique

La réussite technique de Paris avec l’éclairage électrique devient un modèle pour cette bourgeoisie jacmélienne, notamment pour des figures telles qu’Alcius Charmant, qui ambitionne de faire entrer Jacmel dans le cercle restreint des villes modernes, connectées à la révolution industrielle. 

Cette volonté d'imitation technologique, typique des sociétés postcoloniales à élites francisées, s’inscrit dans une logique de distinction sociale et d’appropriation symbolique du progrès.

Ainsi, l’introduction de l’électricité à Jacmel ne naît pas dans un vide économique ou idéologique. 

Elle est le fruit d’un processus d’accumulation de capital, de savoirs, de réseaux commerciaux internationaux et d’imaginaire bourgeois, dans une ville qui, au seuil des années 1890, possède les moyens, la volonté et le réseau politique nécessaire pour initier une transformation radicale de son paysage urbain et symbolique.

C’est cette conjoncture favorable, unique dans le pays à cette époque, qui va permettre la signature du contrat d’électrification en 1891 et l’installation, quatre ans plus tard, de la première centrale électrique de l’histoire haïtienne.

L’initiative d’Alcius Charmant : genèse d’un projet de modernité électrique (1891 – 1895)

L’arrivée de l’électricité à Jacmel en 1895 n’est pas le fruit du hasard ni d’une dynamique institutionnelle centralisée, mais bien l’œuvre d’un homme visionnaire, le député Alcius Charmant

Issu d’une famille de riches négociants jacméliens, formé en France sans avoir terminé ses études universitaires mais profondément animé d’un idéal de justice et de modernisation, Alcius Charmant incarne cette génération d’intellectuels et de notables qui, à la fin du XIXe siècle, nourrissaient une ambition sincère de transformation nationale. 

Comme le rapporte son fils, le Dr Rodolphe Charmant, « Alcius retourna en Haïti pour, dit-il, travailler avec ses concitoyens au bonheur et à la gloire de notre chère Haïti ».

Sous la présidence de Louis Mondestin Florvil Hyppolite, une ouverture s’opère en matière de développement urbain et d’infrastructure. 

Alcius Charmant, élu député de Jacmel, saisit cette fenêtre politique pour porter un projet audacieux : faire de Jacmel la première ville haïtienne électrifiée, sur le modèle de Paris.

En 1891, il obtient un contrat d’électrification de l’État haïtien, stipulant que le gouvernement fournirait le terrain, exonérerait de taxes les équipements importés (machines, lampadaires, fils électriques, pylônes, carburant) et garantirait une subvention annuelle de 51 000 dollars américains pendant trente années consécutives.

Plus encore, Charmant exige que le système mis en place soit identique à celui utilisé dans la capitale française : « une recommandation expresse à l’entreprise française exigeât que cet éclairage fût en tout point pareil à celui installé à Paris », note Myrtha Gilbert dans son étude. 

C’est dans ce cadre qu’il se rend personnellement en France pour superviser l’achat des équipements nécessaires à l’électrification de Jacmel.

Le site stratégique de La Petite Batterie du Fort Bélio, poste militaire surplombant la rade de Jacmel, est retenu pour accueillir la centrale. 

Un quai est construit (Ti waf Kay Frè) en 1894 pour permettre le débarquement des machines venues par navire depuis Marseille ou Le Havre. 

Ces infrastructures sont à la pointe de la technologie de l’époque : génératrices importées, système de distribution souterrain, lampadaires métalliques, postes de transformation et câblage haute tension.

Le contrat, signé le 5 novembre 1892 entre le député et le Secrétaire d’État de l’Intérieur, le général Saint Martin Dupuy, est juridiquement inédit : il concède à Alcius,

« pour lui, ses héritiers et ayants-droits, l’éclairage de la ville de Jacmel, pour une période de trente années entières ».

 En 1893, la Chambre des députés et le Sénat entérinent le contrat. L’État avance la somme de 40 000 USD, et Charmant complète le financement avec l’appui du ministre des Finances de l’époque, Calisthène Fouchard.

Le projet est mené avec un professionnalisme remarquable : des ingénieurs français sont engagés pour la construction et l’administration de l’usine, qui se dote de systèmes techniques modernes et d’une esthétique soignée. 

Dans une ville de seulement 3 000 habitants où « toutes les bêtes à cornes et à poils gambadaient joyeusement parmi les humains », cette centrale électrique surgit comme un symbole saisissant de rupture, à la fois sociale, urbaine et technologique.

La mise en service du réseau a lieu en décembre 1895, à l’occasion des fêtes de Noël. 

La cathédrale Saint-Jacques et Saint-Philippe est la première à être illuminée, suivie des maisons bourgeoises, des commerces et des rues principales. Dès janvier 1896, plus de 300 abonnés sont connectés au réseau. 

Jacmel devient ainsi la première ville d’Haïti à bénéficier d’un éclairage électrique, devant Port-au-Prince (1910), et même plusieurs villes caribéennes comme San Juan (1915).

Cette prouesse est à replacer dans le contexte global : à Paris, les essais publics d’éclairage électrique datent de 1879, et la généralisation du réseau électrique ne commence réellement qu’après 1881. 

À Jacmel, en 1895, l’installation est donc un exploit technologique et logistique dans une région alors sans routes modernes ni réseau ferroviaire, et où les autres villes haïtiennes étaient encore plongées dans l’obscurité.

Cependant, cette modernisation fulgurante allait être brutalement freinée dans les mois qui suivirent.

La première électrification (1895 – 1897) : Inauguration, tragédie et abandon.

La nuit du 24 décembre 1895 marque un tournant majeur dans l’histoire de Jacmel et, plus largement, dans celle d’Haïti. 

À l’occasion de la messe de Noël, la Cathédrale Saint-Jacques et Saint-Philippe brille de mille feux sous l’éclairage électrique flambant neuf. 

Les rues principales, les bâtiments administratifs, les commerces et les foyers des bourgeois cossus s’illuminent à leur tour. 

La population, médusée, acclame cette innovation spectaculaire.Pour la première fois, une ville haïtienne  et parmi les toutes premières dans les Caraïbes entre dans l’ère de l’électricité.

Ce succès est d’autant plus remarquable qu’il intervient dans un environnement marqué par d’importantes contraintes logistiques et technologiques.

L’acheminement des génératrices, des poteaux, câbles, et lampadaires en provenance de France, via le port de Jacmel, a nécessité une organisation technique rigoureuse. 

Le site de la Petite Batterie du Fort Bélio, ancien poste militaire surplombant la rade, a été transformé en une centrale moderne, équipée de machines à vapeur puissantes pour l’époque.

Une station de débarquement dédiée (le petit quai de “Ti waf Kay Frè”) est même construite pour faciliter la livraison du matériel. 

L’ensemble du réseau est opérationnel dès janvier 1896, et l’on compte plus de 300 abonnés dans les toutes premières semaines de fonctionnement.

Jacmel s’impose alors comme un modèle régional d’innovation. À titre de comparaison, San Juan (Porto Rico) ne connaîtra sa première centrale hydroélectrique qu’en 1915, et Port-au-Prince ne sera électrifié qu’en 1910. 

Ce qui place Jacmel, pendant un court laps de temps, à l’avant-garde du progrès technologique dans la Caraïbe insulaire. 

Le projet d’Alcius Charmant, soutenu par l’élite commerciale et politique locale, semblait promis à un avenir prospère. Il ne le sera pas.

En septembre 1896, un incendie ravageur éclate dans le centre-ville de Jacmel. C’est le deuxième incendie d’ampleur après celui de 1850. 

Heures La ville est en grande partie réduite en cendres. Ironie du sort, la centrale électrique elle-même n’est pas détruite, mais son réseau est sévèrement endommagé : câbles fondus, lampadaires brûlés, système de distribution compromis. 

Pourtant, selon les témoignages d’époque, les machines demeuraient fonctionnelles et la centrale aurait pu être réparée et relancée. Mais cette tragédie technique se double rapidement d’un désengagement politique. 

L’État haïtien, en dépit des engagements contractuels pris avec Alcius Charmant, puis avec le nouveau concessionnaire Calisthène Fouchard, suspend la subvention annuelle de 51 000 dollars américains prévue sur trente ans. 

Le gouvernement, invoquant la crise économique consécutive à l’incendie et les tensions politiques de l’époque, se retire du projet sans compensation. L’initiative, pourtant emblématique et techniquement viable, est abandonnée à peine un an après son lancement.

Ce retrait précipité de l’État, malgré les « protestations du nouveau concessionnaire » et les plaidoyers de certains notables, scelle le sort de la centrale électrique de Jacmel. 

La plupart des équipements restent en place durant plusieurs années, avant que le site ne soit cédé en 1912 aux Frères de l’Instruction Chrétienne, qui y fondent une école primaire (ouverte en 1919). 

Une partie des anciennes machines est enfouie dans la cour de l’école lors des travaux d’aménagement des années 1970 ; une autre, selon des témoignages, aurait été expédiée vers une autre usine du pays.

Ce tragique retournement révèle à la fois les limites du volontarisme individuel dans un État faiblement institutionnalisé, et les failles d’un modèle de développement centré sur des initiatives ponctuelles, déconnectées d’une vision systémique. 

L’électrification de Jacmel, bien que techniquement avant-gardiste, n’a pas résisté à l’absence de volonté politique durable, à la volatilité budgétaire de l’État haïtien et à la faible implication communautaire dans la gestion d’un service public de base.

Comme le souligne avec amertume Myrtha Gilbert :

« Aucune grosse fortune, aucun spéculateur cossu, aucun élu du peuple ne se sentit concerné par le sort de cette œuvre prestigieuse. Alcius Charmant ne leva pas non plus le petit doigt pour la sauver ».

Cette déroute marque la fin de la première période d’électrification à Jacmel. 

La ville, qui avait brillé si brièvement, retourne à l’obscurité. Ce premier échec restera symbolique dans l’imaginaire jacmélien et national : celui d’un progrès saboté par la négligence et le court-termisme. 

Pourtant, les bases techniques et symboliques étaient là. Il faudra attendre le XXe siècle et l’initiative d’entrepreneurs privés pour que la lumière brille à nouveau sur les hauteurs de Gaillard.

(Attendez la suite de l’article)




Post a Comment

أحدث أقدم
src="https://unpkg.com/swiper/swiper-bundle.min.js"