Yanick Lahens, écrivaine haïtienne de renom, vient d'être couronnée par le Grand Prix du Roman de l'Académie française 2025 pour son dernier roman Passagères de nuit, déjà sélectionné au Prix Goncourt. Entre mémoire, résilience et engagement social, Lahens confirme sa place parmi les grandes voix de la littérature haïtienne et francophone contemporaine, offrant un récit où les blessures et l'espoir d'Haïti se donnent à lire avec intensité et poésie.
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| L'Écrivaine Haïtienne Yanick Lahens |
Yanick Lahens s'impose, avec Passagères de nuit, comme l'une des voix les plus singulières et exigeantes de la littérature haïtienne contemporaine. La parution du roman chez les Éditions Sabine Wespieser marque un jalon éditorial important et cette année, elle est honorée par l'Académie française, qui lui décerne le Grand prix du roman 2025.
Ce nouveau cap intervient à un moment où la littérature haïtienne trouve une visibilité accumulée, et où le geste littéraire de Lahens fait résonner de manière amplifiée non seulement les blessures historiques de son pays mais aussi sa lumière, portée par une à la fois poétique et politique.
Le roman orchester un dialogue entre mémoire individuelle et mémoire collective : en revisitant l'histoire haïtienne et les trajectoires longtemps obscures, Lahens a inscrit son œuvre dans les champs des « memory Studies » et des « trauma Studies », deux approches critiques qui permettent de lire comment les récits littéraires féminins travaillent à restituer des blessures violences, esclavage, exil tout en proposant une forme de réparation symbolique.
Par ailleurs, l'approche postcoloniale et les études caribéennes invitent à situer Passagères de nuit dans un réseau de circulations culturelles, linguistiques et mémorielles : Haïti, par son histoire révolutionnaire, son rôle dans la francophonie et ses diasporas, s'impose comme un lieu d'écriture où l'on travaille l'héritage, l'altérité, la langue et la liberté.
En créant un dispositif narratif qui fait de la nuit un espace symbolique, celui des débats intérieurs, des filiations interrompues, des résistances silencieuses, l'auteur tisse un récit où les personnages féminins deviennent à la fois témoins et actrices de l'histoire.
Ce faisant, elle renouvelle la littérature haïtienne non seulement en approfondissant ses thèmes traditionnels (violence, mémoire, résilience) mais en les élargissant à une portée universelle.
I. Passagères de nuit : une traversée de la mémoire, entre ténèbres et réinvention
Dans Passagères de nuit, Yanick Lahens poursuit son exploration du rapport entre mémoire et identité à travers un récit choral, où plusieurs destins se croisent dans la nuit haïtienne cette nuit métaphorique, autant politique qu'intime, qui enveloppe les existences en quête de sens.
L'auteure met en scène trois femmes, de générations et de trajectoires différentes, réunies par les violences de l'histoire et par le désir de transmission. Par leurs voix alternées, Lahens tisse une trame narrative qui s'appuie sur l'intime et le collectif : la mémoire familiale devient miroir d'un pays fracturé, où la survie passe par la parole et la solidarité.
Comme l'écrit le Figaro Littéraire (Le Figaro, 30 octobre 2025), ce roman « fait dialoguer les ombres d'Haïti avec les lumières fragiles de la résilience humaine » une formule qui résume à elle seule l'ambition esthétique et morale de l'écrivaine.
Lahens choisit ici de déployer une écriture à la fois sensorielle et réflexive, où le réalisme social côtoie une poétique du fragment. Les descriptions d'un Port-au-Prince post-catastrophique, marquées par les cicatrices du séisme et par l'instabilité politique, cohabitent avec des moments de pure intériorité, des songes, des silences.
Cette tension entre le visible et l'invisible rejoint les analyses de Paul Ricoeur sur la mémoire et l'oubli : « Se souvenir, c'est aussi choisir ce que l'on garde vivant » (La Mémoire, l'histoire, l'oubli, 2000). Dans Passagères de nuit, cette sélection mémorielle devient acte de résistance : raconter, c'est refuser l'effacement.
Le roman s'inscrit également dans une tradition de la littérature féminine caribéenne, proche de celle d'Edwidge Danticat ou d'Évelyne Trouillot, qui interroge la condition des femmes face à la violence de l'histoire coloniale et postcoloniale.
Chez Lahens, les femmes ne sont pas des victimes passives : elles incarnent des vecteurs de transmission, de soin, et de reconstruction.
La narration polyphonique, en donnant voix à ces figures plurielles, illustre ce que la critique caribéenne désigne comme une « écriture du tremblement » une écriture mouvante, fragmentée, qui cherche à dire le réel à travers ses failles (Chamoiseau & Glissant, Écrire en pays dominé, 1997).
Enfin, la réception de Passagères de nuit atteste de sa portée internationale : arrivé dans la troisième sélection du Prix Goncourt 2025, le roman a été salué pour sa densité narrative et sa vision humaniste, avant d'être couronné par le Grand prix du roman de l'Académie française.
Ce double ancrage populaire et institutionnel consacre Yanick Lahens comme une figure centrale de la littérature francophone contemporaine, capable de conjuguer exigence littéraire et engagement mémoriel.
II. Une écrivaine haïtienne au parcours exceptionnel
a) Une voix issue de l'histoire et de la conscience haïtienne
Né à Port-au-Prince en 1953, Yanick Lahens appartient à cette génération d'intellectuels haïtiens formés à la fois dans la rigueur humaniste et la lucidité postcoloniale.
Après des études à Paris à la Sorbonne, elle rentre en Haïti dans les années 1980, à un moment où le pays traverse des bouleversements politiques majeurs.
Professeure à l'Université d'État d'Haïti, elle enseigne la littérature, dirige des programmes culturels et participe activement à la construction d'un espace intellectuel autonome.
Ce retour au pays, souvent perçu comme un geste d'enracinement éthique, marque le début de son engagement pour une culture du savoir et de la mémoire.
Ses premières publications témoignent déjà de ce double souci : dire Haïti dans sa complexité et redonner à la littérature un rôle critique. Avec des textes tels que Dans la maison du père (2000) et La Petite Corruption (2003), Lahens aborde la question du patriarcat, de la violence sociale et de la transmission générationnelle.
Ces romans inscrivent la condition féminine dans le cadre d'une société fragmentée par les inégalités et la perte de repères. La critique littéraire Léon-François Hoffmann notait à ce sujet que Lahens appartient à « cette lignée d'écrivaines haïtiennes qui ont fait de la langue française un instrument de lucidité et de résistance » (Revue Études françaises, 2015).
b) Une œuvre ancrée dans l'engagement et la lucidité sociale
L'écriture de Yanick Lahens ne se limite pas à la fiction : elle s'étend à la réflexion politique et culturelle. L'auteure collabore à plusieurs revues et anime une chronique littéraire sur Radio Haïti, où elle défend la nécessité d'une parole critique dans la reconstruction du pays.
Son essai Failles (2010), écrit après le séisme du 12 janvier, en est une illustration poignante : le texte articule la douleur intime et la réflexion sur la fragilité des institutions, tout en interrogeant la responsabilité collective et la capacité de renaissance.
Pour Lahens, écrire revient à « habiter le tremblement », selon sa propre formule, à transformer le chaos en matière de pensée.
C'est cependant avec Bain de lune (2014), lauréat du Prix Femina, que Lahens accède à la reconnaissance internationale. Ce roman ample, traversé par le souffle de l'histoire haïtienne, retrace sur plusieurs générations la lutte d'une communauté rurale face à la domination et à la violence politique.
Par la polyphonie narrative et la densité symbolique, l'œuvre s'inscrit dans une tradition proche de Jacques Roumain ou Marie Vieux-Chauvet : une littérature du tragique, mais aussi du lien social.
La journaliste Nathalie Crom, dans Télérama, a souligné que Lahens « allie la précision sociologique à une puissance d'évocation poétique rare », faisant de Bain de lune une fresque à la fois mythique et réaliste.
c) Une intellectuelle francophone entre Haïti et le monde
Lahens incarne aujourd'hui une figure de la littérature-monde en français telle que l'ont théorisée Michel Le Bris et Jean Rouaud (Pour une littérature-monde, Gallimard, 2007). Son œuvre témoigne d'un dialogue constant entre la langue française, héritée de l'histoire coloniale, et les imaginaires créoles et caribéens.
En ce sens, elle rejoint les perspectives d'Édouard Glissant sur la « relation » et la créolisation comme principe de renouvellement du monde.
Élue en 2019 au Collège de France pour prononcer la leçon inaugurale écrite Urbi et orbi, la part de l'écrivain, Lahens y affirmait :
« L'écrivain est celui qui garde vive la tension entre la douleur du monde et la possibilité du sens. »
Cette phrase, devenue emblématique de sa pensée, résume sa posture intellectuelle : une écriture à la croisée du témoignage et de la transcendance, où la littérature devient un espace de reconstruction symbolique et de dialogue entre les peuples.
L'obtention du Grand Prix du Roman de l'Académie française en 2025 pour Passagères de nuit après la sélection au Prix Goncourt consacre donc non seulement un roman, mais une trajectoire. C'est la reconnaissance d'une œuvre qui, depuis plus de trente ans, place Haïti au cœur de la littérature mondiale.
À travers Yanick voix Lahens, c'est la voix d'un pays meurtri mais indomptable que l'Académie française a choisi d'honorer, une qui continue de dire, selon ses mots, « la dignité du vivant au milieu du désastre ».
III. Passagères de nuit : une traversée poétique et politique
a) Une architecture narrative polyphonique au service de la mémoire
Le roman Passagères de nuit s'organise autour d'une construction polyphonique où se croisent les voix de plusieurs femmes, chacune dépositaire d'un fragment de mémoire.
Ce choix narratif, typique de la poétique de Yanick Lahens, met en œuvre ce que Gérard Genette appelait une « structure de résonance » : les récits ne se juxtaposent pas, ils se répondent, créant une continuité émotionnelle et symbolique.
Le roman ne suit pas une chronologie linéaire ; il avance par retours, ellipses et récits enchâssés, à la manière d'un tissu de souvenirs que la narration tente de recoudre.
Cette construction en éclats traduit la fragmentation du sujet haïtien contemporain : un être dispersé entre la mémoire du pays, les migrations, les traumatismes politiques et la quête de sens.
Comme dans Failles ou Bain de lune, Lahens met en scène des voix collectives, où le « je » devient un « nous ». Ce dispositif rejoint la réflexion de Paul Ricoeur sur la narration comme acte de recomposition du temps : « L'intrigue est ce qui tisse le multiple en une seule histoire » (Temps et récit, 1983).
Chez Lahens, cette intrigue devient un instrument de survie : c'est par le récit que le chaos trouve un ordre symbolique, que la douleur devient mémoire partagée.
b) La symbolique de la nuit : entre ténèbres et renaissance
La « nuit » du titre est au cœur du roman, à la fois espace métaphorique et réalité sensorielle. Elle incarne l'obscurité historique d'Haïti, les guerres, les dictatures, la pauvreté mais aussi l'intériorité féconde où naît la résistance.
La nuit chez Lahens n'est pas seulement un lieu d'effacement, c'est un espace de gestation. Elle représente ce que la philosophe Julia Kristeva nomme « l'espace du choral » un lieu où le langage se fait des logiques rationnelles pour renouer avec les pulsations de la vie (Pouvoirs de l'horreur, 1980).
Le roman fait de la nuit une métaphore de la création elle-même : « C'est dans la nuit que les voix se rassemblent, que les morts parlent, que les vivants se souviennent. » Cette tension entre ténèbres et révélation renvoie à la tradition haïtienne du conte, du vodou et de l'oralité, où les frontières entre le monde visible et l'invisible s'effacent.
La narratrice, en convoquant ces voix, devient médiatrice entre passé et présent, entre silence et parole. Ainsi, Passagères de nuit met en œuvre une poétique de la survie, au sens que lui donne Jacques Derrida : la trace, le reste, le murmure qui refuse la disparition.
c) Une écriture entre lyrisme et lucidité politique
Le style de Yanick Lahens dans Passagères de nuit conjugue la sensualité poétique à la rigueur du témoignage. La langue, à la fois limpide et dense, se nourrit du rythme créole tout en demeurant en français une tension linguistique qui reflète la dualité identitaire d'Haïti.
L'écriture de Lahens s'apparente à ce que Patrick Chamoiseau nomme une « langue-frontière » : une langue qui déplace le français de son centre, qui le fait vibrer de mémoires et de sonorités multiples (Éloge de la créolité, 1989).
Mais cette poésie n'efface jamais la lucidité politique. Le roman est traversé par des images de ruines, de pauvreté, de femmes épuisées par l'histoire.
Cependant, Lahens refuse le misérabilisme : elle écrit « contre la catastrophe », selon la belle formule d'Édouard Glissant, c'est-à-dire pour transformer la douleur en énergie de vie. Le lyrisme devient alors une stratégie de résistance. À travers la beauté du langage, elle oppose au désespoir une éthique de la dignité.
Le Figaro Littéraire (Le Figaro, 30 octobre 2025) souligne justement que le roman « porte haut la voix d'une nation blessée, mais toujours debout, toujours pensante ». Cet équilibre entre émotion et rigueur, entre chant et lucidité, explique sans doute la réception unanimement favorable du livre salué à la fois pour sa profondeur littéraire et pour la force de sa vision humaine.
d) Une portée universelle : du local à l'humain
Bien qu'ancrée dans la réalité haïtienne, l'œuvre dépasse les frontières nationales. Passagères de nuit parle de toutes les formes d'exil, de transmission et de survie.
Les thèmes du déracinement, de la mémoire et du féminin résonnent avec les littératures du Sud global et de la diaspora caribéenne. Lahens rejoint ici des écrivains comme Maryse Condé, Toni Morrison ou Chimamanda Ngozi Adichie, qui font de la littérature un espace de recomposition identitaire et d'émancipation.
Ainsi, Passagères de nuit ne se contente pas de raconter Haïti : il fait entendre une méditation sur la condition humaine face à la perte, sur la nécessité de raconter pour continuer à vivre. Le roman devient alors un lieu d'hospitalité, une passerelle entre les mémoires, entre les mondes.
IV. Une reconnaissance internationale : l'Académie française salue une voix singulière
a) Un parcours salué par les grandes institutions littéraires
Le 30 octobre 2025, le Grand Prix du Roman de l'Académie française a été décerné à Yanick Lahens pour son œuvre Passagères de nuit, publiée aux Éditions Sabine Wespieser.
L'annonce, relayée par Le Figaro Littéraire ( Le Figaro, 2025 ), a suscité un élan d'admiration unanime. Ce prix prestigieux, attribué depuis 1915, récompense un roman jugé « remarquable par sa qualité littéraire et son originalité ».
C'est la première fois qu'une écrivaine haïtienne reçoit cette distinction, faisant de Lahens une figure historique dans le paysage littéraire francophone.
Avant cette consécration, Passagères de nuit avait déjà retenu l'attention du jury du Prix Goncourt, atteignant la troisième sélection officielle un fait rare pour un auteur caribéen. Cette double reconnaissance souligne la puissance de la voix de Lahens : une littérature lieu d'Haïti, mais ouverte sur le monde, capable de transcender les frontières culturelles et linguistiques.
La présidente du jury de l'Académie, sous la Coupole, a salué « une écriture d'une intensité rare, où la mémoire d'un pays devient une méditation sur la condition humaine ». Ce jugement rejoint celui de nombreuses critiques littéraires qui, de Télérama au Monde des Livres, ont reconnu dans l'œuvre de Lahens une « pensée de la lumière » au cœur même des ténèbres haïtiennes.
b) Une consécration symbolique pour Haïti et la francophonie
Au-delà de la récompense individuelle, cette distinction revêt une portée profondément symbolique pour la littérature haïtienne. Elle s'inscrit dans la continuité d'une tradition intellectuelle où la littérature se fait acte de résistance et d'affirmation identitaire.
Depuis Jacques Roumain, Marie Vieux-Chauvet, René Depestre ou Lyonel Trouillot, les écrivains haïtiens ont constamment exposé le rapport entre langue française et mémoire coloniale, entre création et survie.
En honorant Yanick Lahens, l'Académie française reconnaît implicitement la richesse de ce patrimoine et la vitalité de la francophonie des Amériques. Cette reconnaissance internationale, après celle du Prix Femina 2014 pour Bain de lune, consacre une autrice qui n'a supprimé d'élargir le champ littéraire francophone, en démontrant que l'Haïti littéraire n'est pas en marge, mais au cœur du monde francophone.
Selon le critique haïtien Rodney Saint-Éloi, fondateur des Éditions Mémoire d'encrier, « la victoire de Lahens, c'est aussi celle d'Haïti un pays où l'écriture devient toujours un acte de survie et d'espérance » (Le Devoir, novembre 2025).
c) Une reconnaissance politique et esthétique
Le Grand Prix du Roman, au-delà de la célébration du talent littéraire, prend une dimension politique : il s'agit d'une reconnaissance du rôle des écrivains issus des « marges » postcoloniales dans la redéfinition de la littérature française contemporaine. Comme le rappellent les théoriciens de la « littérature-monde en français » (Le Bris & Rouaud, 2007), les anciennes périphéries de la langue deviennent aujourd'hui ses nouveaux centres de gravité.
L'œuvre de Lahens illustre pleinement cette décentralisation esthétique et culturelle : elle a inscrit la France littéraire dans une mondialité plurielle, où l'imaginaire caribéen, la mémoire coloniale et la langue poétique s'entrelacent.
Ainsi, la consécration de Lahens par l'Académie française dépasse le cadre strictement littéraire : elle réaffirme la valeur de la diversité culturelle francophone, et consacre Haïti comme l'un de ses pôles d'excellence.
Le prix devient, en ce sens, un geste d'ouverture une reconnaissance de la puissance créatrice née des terres de douleur et de beauté que Lahens ne cesse d'habiter par son écriture.
d) Une voix universelle, entre mémoire et avenir
Pour Yanick Lahens, cette distinction n'est pas un aboutissement, mais une étape. Dans ses entretiens récents, elle rappelle que « la littérature est un pont jeté entre le silence et la parole, entre la douleur et le sens ». Cette déclaration résume son projet d'écrivaine : transformer les blessures d'Haïti en une parole qui élève, qui relève, qui répare.
La reconnaissance académique vient donc légitimer une œuvre déjà essentielle, mais elle en prolonge surtout la portée universelle : Passagères de nuit parle de la fragilité humaine, de la transmission, de la quête de lumière.
En couronnant Lahens, l'Académie française reconnaît non seulement une auteure, mais une vision du monde : celle d'une littérature comme acte de résistance et de renaissance.
V. Yanick Lahens, entre mémoire, résistance et espoir
a) Une écrivaine de la mémoire et du témoignage
Au cœur de l'œuvre de Yanick Lahens se trouve une conviction profonde : la littérature n'est pas une fuite hors du réel, mais un acte de mémoire et de responsabilité.
Dans chacun de ses livres, elle recueille la parole de ceux que l'histoire a réduit au silence les femmes, les paysans, les disparus, les anonymes des catastrophes naturelles et politiques. Loin de l'esthétisme pur, son écriture s'inscrit dans une tradition du témoignage, que l'on retrouve aussi bien chez Édouard Glissant que chez Patrick Chamoiseau, où le récit devient une forme d'archive vivante.
Dans un entretien à France Culture (2019), Lahens déclare :
« Écrire, c'est faire acte de mémoire. C'est refuser que le présent efface le passé. »
Cette position rejoint les analyses de la philosophe Hannah Arendt sur la responsabilité des intellectuels face à la barbarie : « la mémoire, écrite-elle, est la condition du jugement moral ». (La crise de la culture, 1961).
Chez Lahens, cette mémoire n'est pas nostalgie, mais énergie critique une manière de comprendre le monde pour le transformateur.
b) L'écriture comme acte de résistance
Dans le contexte haïtien, où les crises politiques, économiques et sociales se succèdent, Yanick Lahens conçoit l'écriture comme une forme de résistance symbolique. Résistance contre la résignation, contre la déshumanisation, contre le mutisme imposé par la peur.
Cette posture le rapprochement des grandes figures de l'intelligentsia haïtienne qui ont vu dans la littérature un outil de conscience collective de Jacques Roumain (Gouverneurs de la rosée) à Marie Vieux-Chauvet (Amour, colère et folie).
Mais Lahens y ajoute une dimension spécifiquement féminine et humaniste. Ses personnages, souvent des femmes marquées par la perte et la précarité, deviennent des métaphores de la persistance du vivant.
Loin des représentations victimes, ils incarnent le courage silencieux, la dignité dans le chaos. Pour cela, Lahens contribue à redéfinir la figure de la femme haïtienne dans la littérature contemporaine : ni icône ni martyre, mais force créatrice et médiatrice entre les générations.
L'écrivaine inscrit son œuvre dans ce que l'on pourrait appeler une « éthique de la tendresse » — une expression de la lucidité sans cynisme, où la beauté du verbe devient un contre-pouvoir face à la désolation.
c) Une pensée du lien et de la transmission
Au-delà de la mémoire et de la résistance, l'écriture de Yanick Lahens se nourrit d'une philosophie du lien.
Ses romans tissent des passerelles entre le passé et le présent, entre Haïti et la diaspora, entre le visible et l'invisible. Cette poétique de la relation, au sens glissantien du terme, affirme que l'identité haïtienne n'est pas enfermée dans la douleur, mais ouverte à la rencontre et à la transformation.
Dans Urbi et orbi, la part de l'écrivain (Leçon inaugurale au Collège de France, 2019), elle affirmait :
« La littérature ne sauve pas, mais elle repose. Elle fait exister l'autre, elle nous oblige à ne pas détourner le regard. »
Ce message de responsabilité et de fraternité traverse toute son œuvre. Il éclaire la portée universelle de Passagères de nuit, où la nuit devient le lieu d'un passage, d'un relais, d'une promesse de lumière. Lahens rappelle ainsi que la littérature haïtienne, loin d'être marginale, participe pleinement à la conversation mondiale sur la mémoire, la justice et l'avenir.
d) Une voix pour les générations futures
À travers sa reconnaissance internationale et son engagement intellectuel, Yanick Lahens s'impose comme un modèle d'inspiration pour la jeunesse haïtienne et francophone.
Dans un pays souvent meurtri par le désenchantement, elle incarne la preuve que la culture peut encore être un levier de dignité et de transformation. Son œuvre invite les jeunes à croire dans la puissance de la parole, dans la valeur du savoir, dans la responsabilité de la création.
Son parcours, de Port-au-Prince à l'Académie française, trace une ligne d'espérance : celle d'une femme qui, par la fidélité à sa langue et à son pays, fait entendre la voix d'un peuple tout entier.
Yanick Lahens appartient désormais à cette constellation rare d'écrivains qui ont su faire de la littérature non pas un refuge, mais une forme d'action spirituelle et politique.
Yanick Lahens : la littérature haïtienne au sommet de la francophonie
En recevant le Grand Prix du Roman de l'Académie française 2025 pour Passagères de nuit, Yanick Lahens a inscrit durablement son nom dans l'histoire de la littérature francophone contemporaine.
Cette consécration, qui fait écho à son Prix Femina 2014 pour Bain de lune, ne représente pas seulement la reconnaissance d'un talent individuel : elle consacre l'émergence d'une voix caribéenne capable d'unir mémoire, poésie et lucidité politique.
L'œuvre de Lahens, profondément enracinée dans la réalité haïtienne, dépasse les frontières de l'île. Elle a traduit une expérience collective celle d'un peuple qui, malgré les blessures de son histoire, continue de créer, de penser et d'espérer.
Passagères de nuit résonne comme une métaphore du destin haïtien : un voyage à travers les ténèbres, à la recherche de la lumière et du sens.
L'Académie française, en la couronnant, rend hommage à une écriture de la vérité et de la dignité, mais aussi à la force symbolique d'Haïti, berceau de la première indépendance noire et de tant de résistances culturelles.
Cette reconnaissance dépasse les enjeux esthétiques de la voix : elle affirme que la francophonie est vivante, plurielle, et qu'elle s'enrichit de ses marges, de ses féminines, de ses écrivains de la relation et de l'espérance.
Pour les lecteurs d'Haïti et d'ailleurs, Yanick Lahens incarne la puissance d'une parole libre. Son œuvre nous rappelle que la littérature demeure un acte de foi dans l'humain, un espace de réconciliation entre le réel et le rêve, entre la douleur et la beauté.
En Haïti, où l'instabilité politique semble parfois étouffer les possibles, sa voix s'élève comme un appel à la persévérance à croire que chaque mot peut encore éclairer la nuit.
En définitive, Yanick Lahens n'est pas seulement une romancière haïtienne couronnée par l'Académie française : elle est une conscience littéraire du monde, un témoin de notre temps et une passeuse de lumière.

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