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un jeune soldat que l’on croit d’abord endormi dans un vallon verdoyant, |
Arthur Rimbaud, poète visionnaire du XIXᵉ siècle, compose en 1870, à seulement seize ans, « Le Dormeur du val », un sonnet qui s’inscrit à la croisée du lyrisme romantique et de la dénonciation politique. Écrit dans le contexte de la guerre franco-prussienne, ce poème met en scène un jeune soldat que l’on croit d’abord endormi dans un vallon verdoyant, avant que la chute ne révèle qu’il est en réalité mort, victime anonyme de la guerre. La puissance de ce texte réside dans ce que Roland Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), désigne comme le pouvoir de la littérature de « dire sans dire », c’est-à-dire de suggérer, par l’image et le silence, ce que les discours explicites ne peuvent transmettre avec autant de force.
La critique formaliste, héritée de Roman Jakobson, invite à considérer l’agencement des images et la structure du sonnet : les deux quatrains décrivent une nature idéalisée, tandis que les tercets opèrent une bascule vers la révélation tragique. La surprise finale, construite comme un effet de rupture, correspond à ce que Tzvetan Todorov appelle dans Poétique de la prose (1971) une « stratégie de tension narrative », où le sens n’apparaît pleinement qu’à la fin du texte. Cette esthétique de la chute renforce l’impact émotionnel sur le lecteur.
En outre, en s’inscrivant dans une tradition romantique qui valorise la communion avec la nature (Hugo dans Les Contemplations ou Lamartine dans Le Vallon), Rimbaud détourne le lyrisme bucolique pour en faire une arme critique : la nature, au lieu d’être refuge, devient le tombeau d’une jeunesse sacrifiée. Comme le souligne Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel (1931), « la poésie est l’art de condenser une expérience humaine dans une forme fulgurante » ; c’est bien ce que réalise Rimbaud en transformant un paysage en symbole de l’absurdité guerrière.
Ainsi, la problématique centrale de cet article mettre en lumière comment Rimbaud, par le contraste entre l’harmonie de la nature et la brutalité de la mort, parvient-il à faire de ce poème une dénonciation implicite mais implacable de la guerre ?
I. Unes nature idyllique et protectrice
Dès les premiers vers, Rimbaud installe un cadre bucolique empreint d’harmonie : « C’est un trou de verdure où chante une rivière ». Le champ lexical de la nature (« verdure », « rivière », « mousse », « soleil ») construit une atmosphère de sérénité, presque pastorale. La musicalité du vers — allitérations en [r] et assonances en [ou] — donne à entendre le murmure de l’eau, renforçant l’impression d’apaisement.
Cette description s’inscrit dans une tradition romantique héritée de Lamartine et de Hugo, où la nature est conçue comme un lieu de refuge et de consolation. Victor Hugo écrit dans Les Contemplations (1856) : « la nature parle et l’homme l’écoute ». Ici, la nature semble protéger, voire materner le soldat. Avant la chute finale, tout suggère la douceur d’un sommeil paisible, presque enfantin.
La critique formaliste met en lumière la fonction de ces images : les deux quatrains ne décrivent pas seulement un décor, mais posent un écran poétique destiné à tromper le lecteur. Jean-Pierre Richard, dans Poésie et profondeur (1955), affirme que « la description poétique, chez Rimbaud, est toujours une expérience existentielle : la nature reflète une vérité humaine cachée ». La nature joue ainsi un double rôle : elle est à la fois cadre protecteur et trompe-l’œil dramatique, préparant la révélation de la mort.
II. L’illusion du sommeil et de l’innocence
Après avoir installé un paysage harmonieux, Rimbaud introduit la figure du soldat avec des termes qui brouillent volontairement la frontière entre la vie et la mort. Les vers « Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, / Tranquille » suggèrent une image de repos et d’apaisement, renforcée par l’absence de verbes d’action. Tout le champ lexical du repos (« dort », « tranquille », « sourire ») entretient cette illusion.
La figure du soldat est également associée à celle d’un enfant : « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue ». La mention explicite de la jeunesse, conjuguée à la posture relâchée, évoque un être fragile, presque candide. Paul Ricoeur, dans Temps et récit (1983), parle d’« effet de discordance » : la tension entre l’image de l’enfant et celle du soldat crée un choc latent chez le lecteur.
Rimbaud emploie aussi l’euphémisme, en décrivant la mort comme un simple sommeil, intensifiant l’effet dramatique. Gaston Bachelard (L’eau et les rêves, 1942) rappelle que « le sommeil est un frère de la mort ». Le poète trompe ainsi le lecteur par la douceur, avant que la révélation finale ne frappe avec une violence accrue.
III. La chute : révélation de la mort et dénonciation de la guerre
Le dernier vers, « Il a deux trous rouges au côté droit », opère une rupture radicale. Après treize vers de douceur, ce vers final surgit avec une brutalité saisissante. La précision clinique des « deux trous rouges » contraste avec la beauté du paysage et provoque un choc esthétique et moral.
La structure du sonnet prépare cette révélation : Gérard Genette (Figures III, 1972) évoque le « retard » narratif, où le sens n’éclate qu’au terme du texte. La mort est ainsi suggérée, mais jamais montrée, ce qui renforce l’effet dramatique.
Symboliquement, le vers final dénonce l’absurdité de la guerre : le soldat est anonyme, sa jeunesse sacrifiée. Jean Norton Cru (Témoins, 1929) souligne que la littérature de guerre met souvent en évidence l’effacement de l’identité humaine. Rimbaud, par ce choix, rend son message universel.
Enfin, la dénonciation est implicite et poétique plutôt que militante. Theodor W. Adorno (Dialectique de la raison, 1944) affirme que « l’art n’est pas un ornement de la réalité, il en est la critique ». En exposant la violence dans un cadre esthétique, Rimbaud condamne la barbarie de son temps tout en donnant au poème une portée intemporelle.
Conclusion
À travers « Le Dormeur du val », Arthur Rimbaud transforme un sonnet classique en une dénonciation subtile mais implacable de la guerre. L’harmonie de la nature s’oppose à l’horreur de la mort, révélée dans un dernier vers d’une brutalité saisissante. L’illusion du sommeil et l’innocence du soldat renforcent l’effet de choc et invitent à une réflexion sur le destin tragique de la jeunesse sacrifiée.
Rimbaud n’a pas recours à un discours politique explicite : il utilise l’émotion poétique pour montrer l’absurdité de la violence. Paul Éluard (Poésie ininterrompue, 1946) écrit que « la poésie est faite pour que la guerre soit haïe » ; c’est exactement ce que fait Rimbaud. Le Dormeur du val dépasse son contexte historique pour devenir un texte universel : un cri silencieux contre la guerre, où la beauté du monde se heurte à la barbarie des hommes.
Références bibliographiques
Œuvre primaire Rimbaud, A. (1870). Le Dormeur du val. Dans Poésies.
Ouvrages critiques et théoriques Adorno, T. W., & Horkheimer, M. (1944). Dialectique de la raison. Gallimard.
Bachelard, G. (1942). L'Eau et les Rêves. Essai sur l'imagination de la matière. José Corti.
Barthes, R. (1953). Le Degré zéro de l'écriture. Éditions du Seuil.
Cru, J. N. (1929). Témoins. Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928. Les Étincelles.
Éluard, P. (1946). Poésie ininterrompue. Gallimard.
Genette, G. (1972). Figures III. Éditions du Seuil.
Richard, J.-P. (1955). Poésie et profondeur. Éditions du Seuil.
Ricoeur, P. (1983). Temps et Récit, Tome I : L'Intrigue et le Récit historique. Éditions du Seuil.
Todorov, T. (1971). Poétique de la prose. Éditions du Seuil.
Valéry, P. (1931). Regards sur le monde actuel. Stock.
Œuvres littéraires citées Hugo, V. (1856). Les Contemplations. Michel Lévy frères.
Lamartine, A. de (1820). Méditations poétiques. chez l'auteur.
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