Haïti et le Code rural de 1984 : étude critique à la lumière des théories de Foucault, Bourdieu et Marx

 Adopté sous le régime duvaliériste, le Code rural haïtien de 1984 prétend moderniser le monde paysan à travers une gestion communautaire et une réforme foncière ambitieuse. Mais derrière cette façade progressiste se cache une centralisation rigide, une reproduction des élites rurales et un encadrement étatique aux relents autoritaires. Cette lecture critique analyse en profondeur les fondements juridiques, les enjeux sociaux et les contradictions du Code, à la lumière des grandes théories de Foucault, Bourdieu, Gramsci et Marx. Une plongée essentielle pour comprendre les tensions entre légalité, pouvoir et autonomie paysanne en Haïti.

Code rural de 1984, Haïti ruralité, gestion communautaire, paysans haïtiens, centralisation politique, droit rural, réforme foncière, affiche critique Haïti, symboles du pouvoir et de la terre.


L’étude du Code Rural de 1984 d’Haïti s’inscrit dans une perspective scientifique visant à analyser les fondements, la structure et la portée d’un texte législatif majeur pour l’organisation du monde rural haïtien. Promulgué sous la présidence du Dr. François Duvalier et préparé par le Ministère de la Justice, ce code répond à la nécessité de réformer un cadre juridique hérité de 1864, jugé inadapté aux réalités socio-économiques contemporaines. En effet, le préambule du Code souligne la volonté « d’adapter la législation rurale aux conditions actuelles » et de conformer l’organisation de la section rurale à l’esprit et à la lettre de la Constitution de 1957, laquelle érige la section rurale en « entité administrative devant présider au progrès économique, social et moral du paysan ».

 

Ce document législatif, structuré en dix-neuf lois couvrant des domaines aussi variés que l’administration locale, la gestion foncière, l’exploitation agricole, la protection des ressources naturelles, l’organisation sociale et la police rurale, vise à encadrer de manière globale la vie rurale et à promouvoir le développement local. Il s’agit donc d’un texte à la fois normatif et programmatique, qui ambitionne de « régir la communauté rurale haïtienne » en intégrant des principes de participation communautaire, de fonction sociale de la propriété et de développement intégré.

La présente lecture critique se propose d’examiner, à partir d’une démarche analytique rigoureuse, la cohérence interne du Code Rural de 1984, ses innovations juridiques, ses limites et ses implications pour la gouvernance et le développement rural en Haïti. Ce travail s’appuie sur une analyse détaillée des dispositions du code, replacées dans leur contexte historique et institutionnel, afin d’en apprécier la portée et les enjeux pour la recherche en sciences sociales et juridiques.

I. Analyse du contexte et des fondements juridiques : une codification entre héritage colonial et contrôle étatique

A. Contexte historique et politique : un instrument de régulation autoritaire

Le Code Rural de 1984 s’inscrit dans un continuum de réformes législatives marquées par la centralisation du pouvoir sous le régime duvaliériste (1957-1986). Comme le souligne le préambule, il vise à remplacer le Code de 1864, hérité de l’époque postcoloniale, en l’« adaptant aux conditions actuelles ». Cette refonte intervient dans un contexte où 80 % de la population haïtienne vit en milieu rural, soumise à une précarité foncière et à l’absence d’infrastructures étatiques.

Le texte législatif, préparé par le Ministère de la Justice en 1984, reflète une volonté de contrôle politico-administratif des campagnes, conformément à l’article 2 de la Constitution de 1957 qui fait de la section rurale une « entité administrative ». Cette approche s’aligne avec les théories de Michel Foucault sur la gouvernementalité, où le droit devient un outil de régulation des comportements sociaux. L’article 4 de la Loi II exige ainsi que les membres du Conseil d’Administration de la section rurale « sachent lire et écrire », condition excluant de facto la majorité des paysans analphabètes.

B. Fondements juridiques : entre droit civil et logique étatiste

Le Code Rural puise ses sources dans un hybridisme juridique :

Droit civil napoléonien : Les articles 20, 28 et 31 renvoient explicitement au Code Civil pour régir les biens ruraux, l’usufruit et les servitudes.

Constitution de 1957 : Le préambule invoque 15 articles constitutionnels pour légitimer la réforme, notamment l’article 22 sur la fonction sociale de la propriété.

Droit coutumier adapté : L’article 19 admet la preuve testimoniale pour l’état civil paysan, une concession à des pratiques locales antérieures.

Cette stratification crée une tension entre modernité législative et réalités socio-économiques. Par exemple, l’article 21 impose au propriétaire foncier l’obligation de cultiver et protéger le sol, reprenant le concept de fonction sociale théorisé par Léon Duguit. Pourtant, l’article 26 limite les établissements de plaisance à un tiers des terres cultivables, révélant une méfiance envers les élites urbaines.

C. Approche comparative : un modèle administratif singulier

Contrairement aux réformes agraires latino-américaines des années 1960-1970 (ex. Mexique, Bolivie), le Code Rural haïtien privilégie l’encadrement administratif sur la redistribution des terres. La Loi II institue des Conseils d’Administration ruraux sous tutelle des Conseils Communaux (article 14), mécanisme rappelant le centralisme démocratique des régimes socialistes, mais vidé de participation populaire réelle.

L’article 7 attribue à ces Conseils un rôle de promotion des « organisations d’utilité publique » (écoles, coopératives), reflétant une influence des théories développementalistes de l’époque. Toutefois, l’article 15 place les frais d’administration à la charge des communes, souvent dépourvues de ressources, ce qui limite l’effectivité du dispositif.

Extraits clés illustrant les contradictions :

« Le propriétaire foncier est soumis à l’obligation de cultiver [...] conformément à la Constitution » (art. 21), versus « Les biens ruraux [...] sont régis par les dispositions du Code Civil » (art. 20).

« Le Conseil d’Administration stimulera le progrès par action collective » (art. 7a), mais « il est placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal » (art. 14).

Cette analyse révèle un texte à double face : progressiste dans ses principes (développement local, protection environnementale), mais instrumentalisé pour renforcer l’emprise de l’État autoritaire sur les campagnes. Les théories critiques du droit (Bourdieu, Thompson) y verraient une « violence symbolique » masquant les rapports de domination sous un vernis de modernité juridique.

 

II- Références théoriques critiques peuvent expliquer la structuration hiérarchique proposée par le Code Rural.

Plusieurs références théoriques critiques permettent d’éclairer la structuration hiérarchique proposée par le Code Rural de 1984, notamment en ce qui concerne la centralisation des pouvoirs, la place des élites locales et le contrôle administratif sur les communautés rurales.

1. Gouvernementalité et biopouvoir (Michel Foucault)

MichelFoucault, dans ses travaux sur la gouvernementalité, analyse la manière dont l’État moderne organise le contrôle des populations par des dispositifs administratifs et juridiques. Le Code Rural institue une hiérarchie claire : la section rurale, « plus petite entité territoriale administrative », est gérée par un Conseil d’Administration placé « sous le contrôle immédiat du Conseil Communal » (art. 14). Ce schéma illustre la logique foucaldienne d’un pouvoir qui s’exerce à travers des relais locaux, tout en maintenant la tutelle du centre sur la périphérie.

2. Violence symbolique et reproduction sociale (Pierre Bourdieu)

PierreBourdieu, dans « La domination masculine et Sur l’État », montre comment les structures administratives et juridiques contribuent à la reproduction des rapports de domination. L’exigence, pour siéger au Conseil d’Administration, de « savoir lire et écrire » et d’être un « notable » (art. 3-4), opère une sélection sociale qui exclut une grande partie de la population rurale, analphabète ou non intégrée aux réseaux de pouvoir local. Cette hiérarchisation institutionnalise la domination des élites rurales et reproduit les inégalités sociales sous couvert de légalité.

3. Centralisme et contrôle politique (Antonio Gramsci)

Antonio Gramsci, dans ses « analyses du centralisme administratif et de l’hégémonie », insiste sur la capacité de l’État à façonner le consensus social à travers des institutions locales contrôlées par le centre. Le Code Rural prévoit que le Conseil d’Administration ne peut être dissous que par le Président de la République, sur recommandation du Conseil Communal (art. 6). Ce dispositif limite l’autonomie locale et permet à l’exécutif national de maintenir son emprise sur les structures rurales, ce qui correspond à la notion gramscienne de centralisme bureaucratique.

4. Approche comparative

Comparativement, cette structuration rappelle les modèles coloniaux ou postcoloniaux analysés par Mamdani (Citizen and Subject, 1996), où les entités locales sont dotées d’un pouvoir limité, encadré par l’État central, afin de contrôler les populations rurales tout en préservant l’ordre social existant.

5. Extraits illustratifs du Code Rural

« La Section Rurale est la plus petite entité territoriale administrative de la République et constitue une personne morale » (art. 1).

« Le Conseil d’Administration est placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal. Il est tenu de lui faire un rapport mensuel sur la situation et sur les activités de la section » (art. 14).

« Le Conseil d’Administration ne peut être dissous qu’en cas d’incurie, de malversation ou d’administration frauduleuse dûment constatée. Dans ce cas, le Président de la République, sur la recommandation du Conseil Communal, formera une Commission administrative… » (art. 6).

En résumé, la structuration hiérarchique du Code Rural de 1984 s’explique par une volonté de contrôle étatique, d’encadrement social et de reproduction des élites, en cohérence avec les analyses critiques de Foucault, Bourdieu, Gramsci et Mamdani.

La gestion communautaire, renforcer ou limiter l'autonomie paysanne d'après la critique sociale

La gestion communautaire, telle que conçue dans le Code Rural de 1984, peut à la fois renforcer et limiter l’autonomie paysanne, selon la perspective de la critique sociale.

1-    Renforcement de l’autonomie paysanne

a-      Participation locale et action collective

Le Code Rural prévoit la création d’un Conseil d’Administration élu par l’Assemblée Générale des citoyens de la section rurale (art. 4), chargé de « stimuler et maintenir le progrès chez les populations par action collective » et de « promouvoir la création d’organisations d’utilité publique » (art. 7a-b). Cette organisation encourage la participation des habitants à la gestion de leurs affaires locales, ce qui correspond aux principes de l’empowerment communautaire développés par Paolo Freire ou Elinor Ostrom, pour qui l’autogestion locale favorise l’appropriation des ressources et le développement endogène.

b-    Supervision des ressources et transparence

Le Conseil d’Administration doit rendre compte de sa gestion à la population lors d’assemblées régulières (art. 11), ce qui peut renforcer la transparence et la redevabilité, deux éléments essentiels pour une gouvernance démocratique au niveau local.

II-Limites de l’autonomie paysanne

a-      Encadrement hiérarchique et contrôle externe

Cependant, la critique sociale, s’appuyant sur Michel Foucault (gouvernementalité) ou Pierre Bourdieu (reproduction sociale), met en lumière les limites de cette autonomie. Le Conseil d’Administration est « placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal » et doit lui faire un rapport mensuel (art. 14). Sa dissolution peut être décidée par le Président de la République sur recommandation du Conseil Communal (art. 6). Ce dispositif hiérarchique limite l’autonomie réelle des paysans, car les instances supérieures gardent un droit de regard et d’intervention sur la gestion locale.

 

b-     Sélection sociale et exclusion

L’exigence de savoir lire et écrire pour être membre du Conseil (art. 4) tend à exclure une partie importante de la population rurale, souvent analphabète, ce qui rejoint la critique de Bourdieu sur la reproduction des élites locales et la violence symbolique exercée par l’État.

Instrumentalisation politique

Antonio Gramsci, dans sa « théorie de l’hégémonie », montrerait que la gestion communautaire peut servir à fabriquer un consensus apparent tout en maintenant le contrôle effectif par le centre. La gestion communautaire, dans ce contexte, devient un relais du pouvoir central plutôt qu’un véritable espace d’autonomie paysanne.

D’où, la gestion communautaire telle que prévue par le Code Rural peut être un levier d’autonomisation si elle s’appuie sur une participation réelle et inclusive, mais elle risque de devenir un instrument de contrôle et de reproduction des inégalités si elle reste encadrée par des mécanismes hiérarchiques et exclusifs.

III. Analyse critique du contenu : Gouvernance, foncier et enjeux sociaux dans le Code Rural de 1984

A. Gouvernance et organisation des sections rurales

Le Code Rural de 1984 institue une organisation communautaire structurée autour du Conseil d’Administration de la section rurale, composé de trois membres élus, dont un notable sachant lire et écrire (art. 3-4). Cette exigence, loin d’être neutre, s’inscrit dans la logique de reproduction sociale analysée par Pierre Bourdieu : la sélection par le capital scolaire et la notabilité tend à exclure une large partie de la population paysanne, souvent analphabète, du processus décisionnel local (Bourdieu, 1993). Le Conseil, bien qu’élu, reste sous le contrôle du Conseil Communal et, en dernière instance, du Président de la République, qui peut dissoudre l’organe en cas de « malversation » (art. 6). Cette organisation hiérarchique traduit, selon Michel Foucault (1978), une gouvernementalité où l’État central conserve le pouvoir effectif, même sous couvert de gestion locale.

Comparativement, dans les réformes agraires latino-américaines (Mexique, Pérou), la gestion communautaire s’accompagnait d’une autonomie plus marquée des assemblées paysannes (Kay, 2001), alors qu’ici, le contrôle administratif demeure prédominant.

 

Illustration du Code rural haïtien de 1984 avec un paysan, un fonctionnaire et des symboles du pouvoir rural"


B. Régime foncier et gestion des biens ruraux

Le Code Rural articule le régime foncier autour de la fonction sociale de la propriété, concept hérité de la doctrine de Léon Duguit et des expériences latino-américaines (Duguit, 1920 ; De Janvry, 1981). L’article 41 affirme : « La culture, l’exploitation et la protection du sol constituent, comme la propriété foncière elle-même, une fonction sociale ». Cette disposition vise à responsabiliser le propriétaire, tenu de cultiver et de protéger le sol (art. 21). Cependant, la portée de cette obligation est limitée par le maintien des règles du Code Civil pour la transmission et la gestion des biens (art. 20, 28, 31, 35), ce qui, selon Bourdieu, favorise la reproduction des inégalités foncières.

 

Le Code protège les petits paysans contre la dépossession : « Les biens ruraux appartenant à des paysans ne pourront être l’objet ni de vente à réméré, ni d’hypothèque, avec clause de voie parée. Toute convention passée en violation de la présente disposition est nulle de plein droit » (art. 27). Cette mesure rejoint les principes de la réforme agraire visant à sécuriser la tenure paysanne (De Janvry, 1981), mais elle reste encadrée par des restrictions administratives et un contrôle étatique sur les transactions.

C. Aspects économiques, sociaux et environnementaux

Le Conseil d’Administration a pour mission de « stimuler et maintenir le progrès chez les populations par action collective » et de « promouvoir la création d’organisations d’utilité publique telles que : écoles, dispensaires, coopératives, centres de loisir… » (art. 7). Cette orientation s’inspire des théories du développement communautaire (Freire, 1974 ; Ostrom, 1990), mais sa mise en œuvre reste subordonnée à la supervision du Conseil Communal (art. 14), ce qui limite l’autonomie locale.

Sur le plan environnemental, l’article 41 consacre la protection du sol comme une fonction sociale, et le Code détaille les obligations relatives à l’exploitation, à l’irrigation, à la gestion des forêts, à la chasse et à la pêche (Loi V à IX). Cette approche intégrée rappelle les principes de la gestion durable des ressources (Agrawal & Gibson, 1999), mais la centralisation des décisions et la faible participation effective des paysans limitent l’appropriation locale des politiques environnementales.

D. Portée critique et synthèse

Le Code Rural de 1984 se présente comme un texte progressiste, intégrant des principes de développement local, de protection foncière et de gestion communautaire. Cependant, il demeure marqué par une forte centralisation et une reproduction des hiérarchies sociales, comme l’illustrent les exigences d’éligibilité, le contrôle administratif et la prééminence du droit civil classique. La critique sociale (Foucault, Bourdieu, Gramsci) y voit un dispositif de gouvernementalité et de reproduction des rapports de domination sous couvert de modernisation rurale.

Extraits clés :

« La Section Rurale est la plus petite entité territoriale administrative de la République et constitue une personne morale » (art. 1).

« Le Conseil d’Administration est composé de Trois (3) Membres sachant lire et écrire y compris le notable. Ils sont tous élus pour deux ans par l’Assemblée Générale des citoyens de la Section… » (art. 4).

« Le Conseil d’Administration est placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal » (art. 14).

« La culture, l’exploitation et la protection du sol constituent, comme la propriété foncière elle-même, une fonction sociale » (art. 41).

« Les biens ruraux appartenant à des paysans ne pourront être l’objet ni de vente à réméré, ni d’hypothèque… » (art. 27).

 

Code Rural de 1984, Comment les théories marxistes analysent-elles le risque que cette organisation renforce l'exploitation des paysans plutôt que leur autonomie

Les théories marxistes offrent un cadre analytique puissant pour comprendre comment l’organisation prévue par le Code Rural de 1984 risque de renforcer l’exploitation des paysans au lieu de leur autonomie. Selon la pensée marxiste, le droit, l’État et les structures administratives sont rarement neutres : ils servent à reproduire les rapports de production et à maintenir la domination de la classe dominante sur les classes subalternes (Marx, 1852 ; Poulantzas, 1978).

1. L’État comme instrument de la domination de classe

Pour Karl Marx, l’État est « le comité exécutif de la bourgeoisie » (Le Manifeste du Parti communiste, 1848). Dans le contexte du Code Rural, l’organisation hiérarchique (Conseil d’Administration sous contrôle du Conseil Communal et du Président de la République) ne vise pas à émanciper les paysans, mais à assurer la discipline, la surveillance et la reproduction des rapports de domination. L’article 14 du Code précise que le Conseil d’Administration est « placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal », et l’article 6 prévoit que le Président peut dissoudre ce Conseil en cas de « malversation ». Cette centralisation du pouvoir empêche toute véritable autonomie et permet à l’État, représentant des intérêts de la classe dominante (propriétaires fonciers, notables ruraux, élites urbaines), de contrôler les dynamiques rurales.

Extrait du texte :

« Le Conseil d’Administration est placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal. Il est tenu de lui faire un rapport mensuel sur la situation et sur les activités de la section. » (art. 14)

2. Sélection sociale et exclusion : la reproduction des élites rurales

La théorie de la reproduction sociale, développée par Marx et approfondie par Pierre Bourdieu, montre que les critères d’accès aux fonctions administratives (savoir lire et écrire, être notable, art. 3-4) servent à exclure la majorité des paysans pauvres et analphabètes du pouvoir local. Cette sélection favorise la cooptation des élites rurales, qui deviennent les relais locaux du pouvoir central et des intérêts dominants, perpétuant ainsi la subordination de la masse paysanne (Bourdieu, 1979 ; Bernstein, 2010).

Extrait du texte :

« Le Conseil d’Administration est composé de Trois (3) Membres sachant lire et écrire y compris le notable. Ils sont tous élus pour deux ans par l’Assemblée Générale des citoyens de la Section… » (art. 4)

3. Encadrement du travail paysan et extraction de la plus-value

Pour Marx, l’exploitation passe par l’appropriation de la plus-value produite par le travail. Le Code Rural impose aux paysans des obligations de mise en valeur du sol (art. 21 : « Le propriétaire foncier est soumis à l’obligation de cultiver, d’exploiter, de protéger le sol… »), mais sans leur garantir une maîtrise réelle sur les moyens de production ou sur la commercialisation de leurs produits. Les structures de contrôle (coopératives supervisées, marchés réglementés, police rurale) servent à organiser la production au profit de l’économie nationale ou des élites, et non à l’avantage des producteurs eux-mêmes (Lenin, 1899 ; Bernstein, 2010).

Extrait du texte :

« Le propriétaire foncier est soumis à l’obligation de cultiver, d’exploiter, de protéger le sol, conformément à la Constitution… » (art. 21)

4. Approche comparative et critique

Dans d’autres contextes, comme en Russie tsariste ou dans les campagnes latino-américaines, les réformes agraires qui maintiennent un contrôle étatique ou oligarchique sur les organes locaux ont souvent abouti à une aggravation de la dépendance des paysans (Lenin, 1899 ; Kay, 2001). Les marxistes expliquent que sans transformation radicale des rapports de propriété et sans autonomie politique réelle, les structures communautaires peuvent devenir des instruments d’encadrement et d’exploitation, non d’émancipation.

En résumé, du point de vue marxiste, l’organisation du Code Rural :

Maintient les paysans dans une position subalterne par la centralisation et la sélection sociale ;

Reproduit les rapports de production inégalitaires ;

Utilise la gestion communautaire comme instrument de contrôle et d’extraction de la richesse rurale.

Pour les théoriciens marxistes, le Code Rural de 1984, sous couvert de modernisation et de gestion communautaire, risque de renforcer l’exploitation et la domination des paysans en institutionnalisant leur subordination politique et économique à l’État et aux élites locales.

La critique marxiste et la reproduction des inégalités sociales

Les critiques marxistes de la décentralisation insistent sur le fait qu’elle peut servir à masquer, voire à renforcer, la reproduction des inégalités sociales plutôt qu’à les corriger. Selon l’analyse marxiste, la décentralisation n’est pas un simple transfert de compétences ou de ressources, mais un processus politique qui s’inscrit dans la dynamique des rapports de classe et la reproduction des structures de domination (Marx, 1852 ; Poulantzas, 1978).

1. La décentralisation comme instrument de reproduction des élites locales

Nicos Poulantzas (1978) explique que l’État, même lorsqu’il délègue des pouvoirs au niveau local, tend à préserver les intérêts de la classe dominante en cooptant les élites rurales ou urbaines. Ainsi, la décentralisation peut renforcer la position des notables locaux, qui deviennent les relais du pouvoir central tout en maintenant leur domination sur les classes populaires.

Dans le Code Rural de 1984, l’exigence que les membres du Conseil d’Administration soient des notables sachant lire et écrire (art. 3-4) illustre ce mécanisme :

« Le Conseil d'Administration est composé de Trois (3) Membres sachant lire et écrire y compris le notable. Ils sont tous élus pour deux ans par l'Assemblée Générale des citoyens de la Section… »

Ce critère exclut de fait la majorité des paysans pauvres et analphabètes, consolidant ainsi la domination des élites rurales.

2. Apparence de participation, réalité de contrôle

Henri Lefebvre (1970) et Pierre Bourdieu (1979) montrent que la décentralisation peut donner l’illusion de la participation populaire tout en maintenant un contrôle étroit par le centre. Le pouvoir local, loin d’être autonome, reste subordonné à l’État qui conserve le droit de dissoudre les conseils locaux (Code Rural, art. 6) et de superviser toutes les décisions importantes (art. 14).

« Le Conseil d’Administration est placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal. Il est tenu de lui faire un rapport mensuel sur la situation et sur les activités de la section. »

La « participation » devient alors un mécanisme de légitimation du pouvoir, sans remise en cause réelle des rapports de force.

3. Fragmentation et division du prolétariat rural

Selon Marx (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852), la division administrative et la fragmentation des structures locales peuvent empêcher l’unification des luttes paysannes et la formation d’une conscience de classe. La décentralisation, en multipliant les instances locales contrôlées par des élites, contribue à disperser les revendications et à empêcher l’émergence d’un mouvement paysan autonome.

4. Approche comparative

Dans de nombreux contextes postcoloniaux, comme l’a montré Mahmood Mamdani (1996), la décentralisation administrative a souvent servi à stabiliser l’ordre social hérité de la colonisation, en confiant le pouvoir local à des chefs traditionnels ou à des notables cooptés, tout en maintenant la subordination des masses rurales.

En résumé, pour les marxistes, la décentralisation :

Peut renforcer la domination des élites locales (Poulantzas, 1978)

Masque la reproduction des inégalités sous couvert de participation (Bourdieu, 1979 ; Lefebvre, 1970)

Maintient le contrôle central et la fragmentation du mouvement populaire (Marx, 1852)

Reproduit l’ordre social existant au lieu de le transformer (Mamdani, 1996)

La décentralisation, loin d’être un remède automatique aux inégalités sociales, peut – selon la critique marxiste – servir à les perpétuer, en donnant une apparence de démocratie locale tout en consolidant la domination des élites et en maintenant le contrôle de l’État sur les populations rurales.

IV. Appréciation critique : Innovations, limites et contradictions du Code Rural de 1984

A. Points forts et innovations

1. Encadrement juridique moderne et protection du paysan

Le Code Rural de 1984 introduit plusieurs innovations visant à protéger la petite paysannerie et à moderniser la gestion rurale. Il interdit, par exemple, la vente à réméré et l’hypothèque avec clause de voie parée sur les biens ruraux appartenant aux paysans, sous peine de nullité absolue :

« Les biens ruraux appartenant à des paysans ne pourront être l’objet ni de vente à réméré, ni d’hypothèque, avec clause de voie parée. Toute convention passée en violation de la présente disposition est nulle de plein droit » (art. 27).

Cette mesure s’inscrit dans la lignée des protections foncières recommandées par la littérature sur la réforme agraire (De Janvry, 1981 ; Kay, 2001), visant à éviter la dépossession des petits exploitants.

2. Reconnaissance de la fonction sociale de la propriété

Le Code affirme que « la culture, l’exploitation et la protection du sol constituent, comme la propriété foncière elle-même, une fonction sociale » (art. 41). Cette orientation, inspirée par la doctrine de Léon Duguit et les principes de justice agraire, marque une rupture avec la conception purement individualiste de la propriété et rejoint les recommandations de la FAO pour une agriculture durable et inclusive (Duguit, 1920 ; FAO, 2012).

3. Promotion du développement communautaire

Le texte prévoit la création de centres ruraux intégrant école, dispensaire, marché, fontaines publiques, etc., et encourage la participation active de la population à travers l’action communautaire (art. 12-13). Cette logique s’inspire des théories du développement participatif (Freire, 1974 ; Ostrom, 1990), qui valorisent l’initiative locale et l’autogestion.

B. Limites et contradictions

1. Centralisation et contrôle étatique

Malgré l’affichage d’une gestion communautaire, le Code maintient un contrôle étroit de l’État sur les organes locaux. Le Conseil d’Administration de la section rurale « est placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal » et peut être dissous par le Président de la République (art. 6, 14). Cette organisation hiérarchique rejoint la critique de Crook & Manor (1998) et de Ribot (2002), pour qui une décentralisation sans autonomie réelle ne favorise ni l’innovation locale ni la responsabilisation.

2. Sélection sociale et exclusion

L’exigence pour les membres du Conseil d’Administration de savoir lire et écrire et d’être notable (art. 3-4) tend à exclure une large part de la paysannerie, souvent analphabète, du processus décisionnel. Cette sélection sociale, analysée par Bourdieu (1979), favorise la reproduction des élites rurales et limite l’accès des plus pauvres aux leviers du pouvoir local.

3. Maintien de l’ordre social et faible transformation des rapports de propriété

Le Code reste fondé sur le Code Civil pour la gestion des biens ruraux (art. 20, 28, 31, 35), ce qui limite la portée des innovations sociales et foncières. Comme le souligne Bernstein (2010), sans réforme structurelle de la propriété, les inégalités foncières et sociales risquent de perdurer sous un vernis de modernisation.

C. Approche comparative

Comparativement, les grandes réformes agraires latino-américaines (Mexique, Pérou, Bolivie) ont souvent accompagné la protection foncière de mesures de redistribution et d’autonomie politique des communautés rurales (De Janvry, 1981 ; Kay, 2001). Le Code Rural haïtien, en revanche, privilégie la réglementation et la supervision administrative, ce qui rappelle le modèle d’« indirect rule » analysé par Mamdani (1996), où l’État central délègue la gestion sans transférer le pouvoir réel.

Le Code Rural de 1984 apparaît ainsi comme un texte ambivalent : il innove en matière de protection foncière et de reconnaissance de la fonction sociale de la propriété, mais il demeure marqué par la centralisation, la reproduction des élites et le maintien des rapports de domination. Cette ambivalence est au cœur des critiques sociales et marxistes de la réforme rurale, qui insistent sur la nécessité de transformations structurelles et d’une véritable autonomie paysanne pour rompre avec la reproduction des inégalités (Poulantzas, 1978 ; Bernstein, 2010).

 

Comment la gestion communautaire du Code Rural peut-elle renforcer le pouvoir des classes dominantes selon Marx et ses critiques?

Selon Marx et ses critiques, la gestion communautaire telle que prévue par le Code Rural de 1984 peut, loin de favoriser l’émancipation paysanne, renforcer le pouvoir des classes dominantes par plusieurs mécanismes structurels et institutionnels.

1. Sélection sociale et reproduction des élites rurales

Le Code Rural impose que le Conseil d’Administration de la section rurale soit présidé par un notable et composé de membres sachant lire et écrire (art. 3-4). Pour Marx, l’État et ses institutions servent les intérêts de la classe dominante en excluant les classes subalternes des sphères de décision (Marx, 1852 ; Poulantzas, 1978). Ici, l’exigence de notabilité et de capital scolaire favorise la cooptation des élites rurales, souvent alliées au pouvoir central, et marginalise la majorité paysanne analphabète. Cette sélection sociale reproduit la domination de classe sous couvert de gestion locale.

« La Section Rurale est gérée par un Conseil d'Administration présidé par un Leader de la Commune qui devra être un notable de la Section. [...] Le Conseil d'Administration est composé de Trois (3) Membres sachant lire et écrire y compris le notable. » (art. 3-4)

2. Contrôle centralisé et subordination politique

Bien que le Code invoque la participation communautaire, le Conseil d’Administration reste « placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal » et doit lui rendre compte mensuellement (art. 14). En cas de « malversation », le Président de la République peut dissoudre le Conseil (art. 6). Selon Marx, ce type de centralisation masque une fausse autonomie : les institutions locales servent d’intermédiaires pour appliquer les directives du centre, consolidant ainsi le pouvoir de la bourgeoisie ou des élites étatiques (Marx, 1852 ; Gramsci, 1971).

« Le Conseil d’Administration est placé sous le contrôle immédiat du Conseil Communal. Il est tenu de lui faire un rapport mensuel sur la situation et sur les activités de la section. » (art. 14)

3. Encadrement du travail et extraction de la richesse rurale

Le Code Rural impose aux propriétaires fonciers l’obligation de cultiver et de protéger le sol (art. 21), tout en maintenant la gestion foncière sous le régime du Code Civil, qui perpétue les rapports de propriété existants. Pour Marx, l’encadrement du travail paysan par des normes administratives et juridiques permet à la classe dominante d’organiser la production rurale selon ses intérêts, sans remettre en cause la structure de la propriété ni garantir une redistribution réelle des richesses (Lenin, 1899 ; Bernstein, 2010).

« Le propriétaire foncier est soumis à l'obligation de cultiver, d'exploiter, de protéger le sol, conformément à la Constitution aux dispositions du présent Code sur les cultures et à celle de la Loi Agraire. » (art. 21)

4. Légitimation de la domination sous couvert de participation

Enfin, la gestion communautaire, en donnant une apparence de participation locale (assemblées, rapports publics, supervision d’organisations locales), sert à légitimer la domination des classes dominantes tout en maintenant la structure hiérarchique existante. Marx et ses critiques (Bourdieu, Poulantzas) soulignent que cette « fausse décentralisation » détourne les revendications populaires et canalise l’action collective dans des cadres institutionnels contrôlés par l’État ou les élites locales.

En résumé, la gestion communautaire du Code Rural, selon l’analyse marxiste, renforce le pouvoir des classes dominantes par :

L’exclusion sociale et la reproduction des élites rurales ;

La subordination politique des organes locaux au pouvoir central ;

L’encadrement du travail paysan au profit des intérêts dominants ;

La légitimation de la domination sous l’apparence de participation.



Références bibliographiques :

Principales références bibliographiques et théoriques mobilisées :

Pierre Bourdieu, Sur l’État (2012) ; La reproduction (1993)

Michel Foucault, Sécurité, territoire,population (1978)

Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon (1920)

Alain de Janvry, The Agrarian Question and Reformism in Latin America (1981)

Paulo Freire, Pédagogie des opprimés (1974)

Elinor Ostrom, Governing the Commons (1990)

Arun Agrawal & Clark Gibson, Enchantment and Disenchantment: The Role of Community in Natural Resource Conservation (1999)

Henry Bernstein, Class Dynamics of Agrarian Change (2010)

Poulantzas, N. (1978). L’État, le pouvoir, le socialisme.

Gramsci, A. (1971). Cahiers de prison.

 Code Rural de 1984.

Marx, K. & Engels, F. (1848). Le Manifeste du Parti communiste.

Lenin, V.I. (1899). Le développement du capitalisme en Russie.

Poulantzas, N. (1978). L’État, le pouvoir, le socialisme.

Bourdieu, P. (1979). La distinction..

Kay, C. (2001). Reflections on Rural Poverty and Agrarian Reform in Latin America.

Marx, K. (1852). Le 18 Brumaire de LouisBonaparte.

Poulantzas, N. (1978). L’État, le pouvoir, le socialisme.

Lefebvre, H. (1970). La révolution urbaine.

Mamdani, M. (1996). Citizen and Subject: Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism.

Références bibliographiques et théoriques mobilisées :

CodeRural de 1984

Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon (1920)

Alain de Janvry, The Agrarian Question and Reformism in Latin America (1981)

Cristóbal Kay, Reforms and Agrarian Structure in Latin America (2001)

Mahmood Mamdani, Citizen andSubject (1996)

Henry Bernstein, Class Dynamics of Agrarian Change (2010)

Paulo Freire, Pédagogie des opprimés(1974)

Elinor Ostrom, Governing the Commons (1990)

Crook, R.C. & Manor, J. (1998). Democracy and Decentralisation in South Asia and West Africa

Jesse Ribot, Democratic Decentralization of Natural Resources (2002)

FAO, The State of Food andAgriculture (2012)

 

 

 

Post a Comment